Sommaire
A propos 5
Les seins de la fille du bus de la ligne 21 9
Les seins de Marion Cotillard 19
Les seins qu’on mange 21
Les seins qu’on mange, variante 35
Les seins de Marion Cotillard, suite 37
Les seins de Barbe 41
Additif aux seins de l’empire américain 47
Les seins de l’empire américain, fin 57
Les seins de l’empire du Milieu 59
Les seins bleus 63
La couleur « sein » 65
Un dîner de seins 67
Les seins c’est du billard 73
Les seins de leur mère 75
Éloge du sein lourd 81
De la tétée des grands 87
Des seins qui s’en balancent 91
Les seins de Jessica Lange 97
L’aplomb mammaire 113
Le sein et Ponge 117
Les seins de Ciudad Juárez 123
D’un sein par hasard acrostiche 131
Nouvel additif au sein des plates 133
De l’aréole 137
De l’aréole, suite 139
Les seins d’Amélie, bis 145
Le lai des seins 147
Au sein des saintes n’y touche 153
Des seins au dessert 159
Lo, ou le dernier sein 163
Vous n’aurez pas d’autres seins 173
In (sinus) fine 175
Notes 177
Tenant Dwan prisonnière tel un gamin qui vient d’attraper un moineau, Kong marche vers un cirque rocheux où il s’accroupit et ouvre ses mains pour la regarder. Dwan est assise, les jambes repliées, dans sa main droite. On la voit de haut, toute petite, avec les yeux de Kong, posée dans sa paume lisse et souple comme dans un grand fauteuil de cuir noir. C’est alors qu’avec l’index de la main gauche le grand singe commence à la toucher. Le bout de son doigt la frôle depuis la tête jusqu’au ventre, où il reste un peu plus longtemps. Il remonte le long du bras, fait lentement le tour de son corps, la première fois soulevant ses cheveux au passage (on entend Dwan dire « Non »), la seconde caressant son épaule puis sa joue, si maladroitement qu’il la repousse (on voit les yeux de Dwan s’agrandir) et le gros doigt épais, redescendant vers sa poitrine, fait tinter le collier de coquillages dont il casse une spirale. Dwan a compris le désir du singe. La caméra s’est rapprochée au plus près. On entend la respiration forte de la jeune femme, elle gémit, baissant la tête pour suivre la course du doigt du singe sur elle, la relevant pour regarder Kong dans les yeux, la bouche ouverte, le regard plus incrédule qu’effrayé, espérant peut-être encore le fléchir. Le passage suivant est plus serré. Le doigt de Kong relève brutalement la mâchoire de Dwan, casse une nouvelle spirale de son collier et, en remontant près du corps, lui fait rebondir le sein droit. L’intention est maintenant manifeste. La jeune femme s’affole. Une ombre de colère passe pour la première fois sur son visage. Gros plan sur le faciès du singe qui semble s’étonner de ce rebond, comme s’il découvrait que la jeune femme a sur elle quelque relief intéressant. Il grogne, montre ses dents. A 01 :18 :28, son doigt abaisse le paréo de Dwan. L’on voit un bref instant la gorge nue de Jessica Lange. On devine le sein droit mais on ne voit vraiment que le gauche, juste avant qu’elle ne remonte le tissu des deux mains pour les cacher à la vue de Kong.
Le sein de Lange est un beau sein, un peu bas. On le voit bouger. On sent son poids. Ce n’est pas un gros sein, mais c’est un sein ferme, on dirait un coing. Les Grecs savaient dire cela des seins des femmes 2401 ans avant le second King Kong, « O les tétons ! Comme c’est ferme ! On dirait des coings ! [1]». ĸʋδώνɩα en grec ancien. Jessica Lange a de tels seins. Ils auraient plu à Aristophane. Ni pommes, ni poires, mais coings. Baptisés aussi pomme de Cydon ou poire de Cydonia, on en trouve aujourd’hui encore une variété au nord de la Crête, dans la région de la Canée, ou Cydon, l’ancienne Kydônia, d’où le nom. Cultivés depuis 4000 ans, les Grecs les consommaient avec du miel. Ce sont des seins pour le plaisir de la bouche et des mains, des seins de toujours. Le roi Kong a bon goût. Dommage que la séquence s’arrête si vite avec l’arrivée d’un serpent monstrueux. On ne saura jamais ce qu’il serait advenu de Dwan. Mais nous avons le sein de Jessica Lange.
Depuis l’âge que j’avais quand j’ai vu le film, je n’ai pas oublié la séquence du sein. C’est pour moi une citation visuelle, au même titre que je peux citer in extenso la lettre de Kafka à Oskar Pollak du 27 janvier 1904 ou fredonner les 32 Variations Goldberg de Bach sans m’arrêter de l’aria inaugural à l’aria da capo de la dernière. C’est une réussite de la même nature. Une sorte de perfection plastique d’une poignée de secondes, dans laquelle Jessica Lange, l’actrice de 27 ans et pas seulement son sein gauche, est irremplaçable.
Prenez Fay Wray. La même scène. On ne verra pas ses seins, et pourtant le grand singe l’épluche littéralement, du moins dans la version non censurée. (Quand il ressortira en 1938, le code Hayes exigera la coupure de la scène de l’effeuillage, ainsi que celle de la femme qu’il lâche par la fenêtre et de deux autres.) Kong ôte peu à peu des lambeaux de la robe de Ann, le bas d’abord, puis le haut, il la touche plusieurs fois avec les doigts comme il tâterait une chose étrange, à la suite de quoi, pareil à un enfant malappris, il porte les doigts à son nez dont les narines se mettent à palpiter, laissant entendre que le corps de Ann exhale un parfum de femelle assez subtil pour qu’il le renifle. On ne peut pas ne pas penser que, soit du fait de l’effeuillage, soit à cause du pédalage des jambes nues, Kong a trouvé l’odor di femina, qu’elle lui plaît et qu’il va tenter un rapprochement plus intime. Rien de tel 43 ans plus tard. La psychanalyse, pourtant, est passée par là. La version de Guillermin regorge de clins d’œil sexuels, mais la scène de l’effeuillage de Dawn est infiniment moins osée que celle d’Ann Darrow. Plus sensible, filmée en gros plans, la scène joue sur l’évolution des sentiments de Dawn et de la perception qu’elle a des intentions du grand singe.
On n’imagine pas Ann Darrow s’adressant à Kong. (Ann Darrow crie et pédale). Pas plus qu’on n’imagine Kong reniflant son doigt après qu’il a passé sur le corps de Dwan. (Kong découvre comme un ado que son doigt a soulevé un sein). Ce n’est pas du tout le même film.